Que penser d’une vitrine obturée par un large bandeau noir sur lequel deux ouvertures en forme de trou de serrure permettent d’entrevoir deux bustes de mannequins, l’un masculin, l’autre féminin, peints en rouge ? Comment ne pas évoquer Marcel Duchamp et Yves Klein ? Que dire d’une devanture n’offrant à voir qu’un établi en bois vide, flanqué de deux portes-manteaux en fer blanc, sur lequel des feuilles de papier blanc portent la mention – 50 % ? N’est-ce pas là le parfait exemple de ready-made duchampien ?
Ces références plus qu’allusives ne peuvent tenir du hasard. S’agit-il d’une volonté de faire sens ou tout ceci n’est-il qu’un simple exercice formel ? Existe-t-il une filiation entre ces vitrines et celles réalisées, plus ou moins récemment, par des artistes ?
Intérêt(s) mutuel(s) ?
Il ne faut pas perdre de vue que de grands noms de l’art contemporain, à commencer par Dali, se sont prêtés au jeu de l’installation dans les vitrines de grands magasins dès les années 20. L’après-guerre a vu, par la suite, la figure de l'artiste inspiré s'effacer devant celle d’un acteur à part entière de la production de masse. Dès lors, l’ambiguïté entre les termes artiste et artisan se déplace vers les notions d’objet d’art et de marchandises. La confusion s’est accrue par l’ambivalence des processus qui en découlent : la (re-)production industrielle de l’oeuvre d’art et l’esthétisation de l’objet industriel.
De grandes marques ont alors fait appel à des « spécialistes » en art contemporain afin d’organiser dans leurs boutiques des événements centrés sur le travail de tel ou tel artiste. Gilles Fuchs, président de l'association pour la diffusion de l'art français à l'étranger (ADIAF), a ainsi fait appel aux plus grands artistes pour les vitrines de Nina Ricci, par exemple. Des maisons comme Armani ou Krizia firent de même. Yves Saint-Laurent demanda à Hervé Michaeloff d’animer son magasin new-yorkais avec des installations d'artistes contemporains.
Parallèlement, de nombreux artistes inventèrent une véritable dialectique entre les mondes de l’art et de la grande consommation en appliquant, comme Fabrice Hybert, les ficelles du marketing à leurs travaux, tant au niveau de leur production que de leur diffusion. Certaines institutions comme le Palais de Tokyo ont fini par leur emboîter le pas en ouvrant des boutiques : l’art, et non plus des produits dérivés, s’y expose et s’y vend dans des vitrines réfrigérées, identiques à celles des aires d’autoroute.
A force de vouloir briser les fragiles lignes de démarcation séparant l’art actuel, de la consommation de masse et de l’argent, on assiste à une véritable confusion des genres, à tel point que la genèse de certaines opérations devient très difficile à établir : qui de Claude Closky ou de Monoprix est à l’initiative de la présentation des vidéos de l’artiste dans les magasins de la chaîne ? Personne ne le sait vraiment … Pourquoi s’étonner alors que le public ne sache plus qui fait quoi et si cela doit être considéré comme simple produit ou comme oeuvre d’art.
Certaines manifestations pâtissent d’ailleurs de cet amalgame dont la résultante est souvent un rejet massif du public. Tel fut le cas pour l’exposition d’oeuvres contemporaines au centre commercial Parly 2, en région parisienne, en janvier 2000 ou lors de l’opération « L’art contemporain » au BHV en mars 2001. A l’occasion du lancement de sa nouvelle gamme de produits pour salle de bain, Andrée Putman demanda à quatorze artistes d’investir le Bazar de l’Hôtel de Ville. Jamais le magasin ne porta aussi bien son nom. Dans les deux cas, les opérations ne rencontrèrent que l’incompréhension, pour ne pas dire l’indifférence, des visiteurs.
Faire valoir et perte de sens
Alors que la délocalisation des oeuvres d’art hors des lieux habituels de leur monstration apparaît l’une des alternatives à la désaffection de ces lieux par le public, comment expliquer la persistance de ce dédain ? Il ne sait pas que ce qu’il voit fait référence aux mobiles de Calder ou aux ready-made de Duchamp. Aucun souci pédagogique ne préoccupe les agences de communication : on ne recherche pas le clin d’oeil, seulement l’effet esthétique. Ces installations sans cartel ne prétendent ni au statut d’oeuvres d’art ni même à celui de simulacre - pour qu'il y ait simulacre il doit y avoir souci de référence – et de fait, finissent par vider de tout sens, les travaux dont elles s’inspirent.
Dès lors, on comprend l’incrédulité du visiteur lorsqu’on qualifie d’oeuvre d’art quelque chose que l’on nomme, tout au plus, décoration, dans le magasin de prêt-à-porter d’en face ? Ajoutons que le décor des vitrines aura été réalisé à grands frais et présentera une finition sans faille alors que l’oeuvre d’art gardera inévitablement son caractère authentique, fait-main. Enfin, comment justifier que l’on puisse récupérer l’une gratuitement à chaque changement de collection, alors que pour l’autre, « moins bien faite », il faille parfois dépenser une petite fortune ?
Ceci doit être rapproché d’un autre phénomène actuel qui tend à se généraliser au sein même des institutions dites artistiques. Depuis une quinzaine d’années, on assiste à l’émergence d’un nouvel acteur du système artistique que l’on pourrait nommer le méta-artiste. La grand-messe des grandes expositions collectives n’est plus là pour chercher à établir un rapprochement entre certains artistes a priori sans lien entre eux; il s’agit en fait de célébrer la réflexion de telle personnalité promue, de manière plus ou moins éphémère et arbitraire, au titre de commissaire d’exposition. Celle-ci, victime du syndrome Iznogoud, illustre son propos par des oeuvres, sans craindre de les placer hors contexte ou de forcer un peu les choses pour qu’elles collent mieux à la problématique globale. On considère alors que l’oeuvre d’art ne fait plus sens dans sa singularité, mais au sein d’une dialectique plus générale laissée à la discrétion, non pas des artistes, mais des organisateurs.